vendredi 31 juillet 2015

On revient

Ce billet-là, c’est préférable de le lire seul.e. , le soir ou le matin ou peu importe mais dans un mode de réflexion. C’est un peu philosophique tu vois.

Athènes, 31 juillet 2015, 07:40 am.

Qu’est-ce qu’on ramène dans ses bagages après un voyage de cinq mois? Vous aurez compris que je parle métaphoriquement. Tout comme je parle métaphoriquement lorsque je me pose la question le soir en déambulant dans les rues, les sentiers, les falaises: «C’est quoi notre trajet?»

Il ne s’est certainement pas limité simplement à Nouvelle-Zélande, Thaïlande, Laos, Chine, Grèce.

Michel Onfray, dans son petit bouquin Théorie du Voyage, m’a donné quelques réponses. 

Comme j’ai plusieurs amis qui voyagent à notre façon, et pour préparer le retour, je me suis dit que ce serait une bonne idée de partager.

Premièrement, tout voyage commence dans une bibliothèque (1). C’est-à-dire que ce sont les récits, les poèmes, parce qu’ils stimulent l’imagination beaucoup plus intensément qu’une photo, qui nourrissent l’appétit du voyageur. 

Car qu’est-ce que Louise, la maman de Anne, a anecdotiquement offert à mon petit frère le premier jour où elle visitait la famille? Un recueil de poèmes. Robert Burns, écossais. Mon frère adore l’Écosse.

«Le vide du voyageur fabrique la vacuité du voyage; sa richesse produit son excellence. Donc les livres, et en premier lieu, l’atlas - bible du nomade»

Ensuite, le voyage débute au moment où l’on tourne la clé de la maison et le dos à la porte (2).

«Dans le détail du voyage, l’amitié (3) permet la découverte de soi et de l’autre. Avec lui (l’ami) s’expérimentent le partage, l’échange, le silence, la fatigue, le projet, la réalisation, le rire, la tension, la détente, l’émotion, la complicité. On vit sous ses yeux, au quotidien, dans des états d’esprit différents, multiples et contradictoires. Or la fatigue contribue à l’exacerbation des véritables natures. Marcher, cheminer, aller et venir, manger peu, mal, boire trop, ou pas assez, se lever tôt, se coucher tard pour profiter abondamment du lieu et des circonstances , toutes ces occasions mettent le corps dans un état second. Plus fragile, mais aussi plus sensible, écorché, l’émotion à fleur de peau, peaufiné comme un instrument extrêmement performant, le corps devient un sismographe hypersensible, donc, susceptible à l’excès. Dans cette logique où l’infinitésimal compte pour beaucoup, l’amitié se manifeste dans toute sa splendeur.»

Dans mon cas, il est nécessaire de remplacer l'amie par l'amoureuse.C’est pas toujours facile de voyager avec son amoureuse. En plus de vivre tout ce que décrit le dernier paragraphe, on partage le même lit tous les soirs, beau temps mauvais temps, bonne humeur mauvaise humeur, moustiques pas moustiques, humide pas humide et généralement dans un contexte hors de notre zone de confort - la jungle du Laos, la jungle de béton de Beijing.

L’amitié et l’amour se développent, et nos projets futurs prennent forme. 

Quand on voyage, on prend des notes (4) - hey, on écrit un blogue après tout. Qu'est-ce qu'on note dans un blogue? Qu'est-ce qu'on raconte? 

«On note dans le déroulement temporel et fluide du temps réel, ce qui dégage du sens et quintessencie le voyage».

Vous vous souvenez de la rue en Thaïlande? - les sens sont écorchés et on recherche la quintessence de ce qu’on est entrain de faire. Ce qui fait que parfois, on se retrouve à «tenter de toucher des sons, entendre des températures, voir des bruits». Les cigales me font entendre l'été de la Méditerranée, les moustiques la jungle du Laos. Lorsque je pense aux boulevards bondés des métropoles chinoises, je vois le bruit des klaxons - et je me souviens de la journée nationale sans klaxons. 

Un blogue c'est bien, délirer un peu sur un blogue aussi, mais il y a une limite au narcissisme: «On ne devient pas l’esclave des moyens de communication moderne au quotidien pour ne pas profiter de l’étranger. On exploite au contraire leur capacités magiques afin de partager l’aventure». 

L’écriture permet de conserver et de partager. Ces petits carnets qu’on rédige, vous ne croyez pas qu’on risque de les ressortir dans une décennie pour les montrer à des gamins - par exemple Anne à des élèves? Ou des ados (peut-être les nôtres) qui veulent voyager?

«Les trajets des voyageurs coïncident toujours, en secret, avec des quêtes initiatiques qui mettent en jeu l’identitié (5). Là encore le voyageur et le touriste se distinguent radicalement, s’opposent définitivement. L’un quête sans cesse et trouve parfois, l’autre ne cherche rien, et, par conséquent, n’obtient rien non plus.»

Cette quête de l'identité, ça me fait penser aux photos qui donnent le goût de tout laisser tomber. La photo qui te suggère l’évasion: l’île tropicale, le sable, la plage, les cocktails. Ton fil facebook a sûrement déjà essayé de te tenter avec ces promos-là. Moi, je ne voyage pas pour tout laisser tomber, pas encore.

Un voyage, ce n’est pas une évasion, une fuite vers l’avant. 

On ne voyage pas pour fuir - fuir vers l’avant car ultimement, on n’évite pas sa propre compagnie. «Ce que l’âme embarque au départ se retrouve à l’arrivée, décuplé: douleurs et blessures, ennuis et souffrances, peines et malheurs, tristesses et mélancolies s’amplifient dans le voyage. On ne guérit pas en faisant le tour du monde, au contraire, on exacerbe ses malaises, on creuse ses gouffres. Loin d’être une thérapie, le voyage définit une ontologie, un art de l’être, une poétique de soi. Partir pour se perdre augmente les risques, devenus considérables, de se retrouver face à soi».

En ce qui concerne la sculpture de l’identité: «Précisons-le, car toute la philosophie occidentale classique se fourvoie à ce propos, le moi n’est pas détestable. Ni vénérable, mais tout simplement considérable, au sens étymologique, à savoir digne de considération. Pas de haine de soi, ni de célébration de soi, mais juste une estime qui permet de travailler sur son être comme sur un objet étranger, sur une pierre informe attendant le moment du ciseau et l’heure du sculpteur». 

Parlons escalade alors puisqu'on parle identité après tout et que je me considère, entre autres, un grimpeur. Tout d'abord, une maxime (règle morale, terme choisi volontairement ici et qui n'est pas de moi mais il s'agit d'un souvenir que j'emporte, le fruit d'une rencontre très agréable) importante avant de commencer:

«It's only rock». - thanks TJ et je rajoute: «but it can be worth a good fight».

On sculpte sa volonté en grimpant vous savez. Considérez le fait que la roche est cet objet tout à fait immobile, qui ne se déplace donc pas mais qui, par sa simple prestance et sa stature, peut inciter en nous (le grimpeur) la plus profonde des motivations. Parfois, on se lève avant le coucher du soleil pour essayer de la surmonter - la roche. D'autres fois, c'est la ligne empruntée par le tracé, les failles, les petites prises, les mouvements que la conquête exigera qui font que des gens puissent puiser en eux la motivation nécessaire pour parvenir à bout de ce morceau sur des années. Il y a parfois quelque chose de profondément intimidant dans le fait d'observer une ligne, équipée depuis des lunes, mais dont l'absence de trace de magnésie pousse à croire que peu de gens s'y sont essayés, peut-être, on le suppose justement, parce que trop intimidés. Ou encore à observer une face blanche, lisse, impeccable et presque glissante - du moins à partir du sol - et se dire: «C'est possible peut-être?».

N'oublions pas non plus que l'escalade est l'un de ces sports où le mouvement provient de la volonté stricte et seule du grimpeur: pas de vent pour pousser le voilier, pas de télésiège pour arriver en haut, pas de vague pour créer le mouvement, pas de pente pour la descente non plus. Pas d'accélération, pas de vitesse créée par les lois de la physique. Non quand tu grimpes, chacun des mouvements que tu fais, tu l'as fait parce que tu le voulais et non pas parce que, strictement parlant, les éléments t'y ont indubitablement poussé. 

Ce qui donne un tout autre sens à la chute que tu fais lorsque ton doigt lâche parce que trop exténué ou que ton pied glisse parce que pas assez bien placé: oui, chacun des mouvements.

Nobody pushed you up there. But still, it's only rock.

Bref, il y a une profonde différence entre descendre une rivière ou rouler sur la route et grimper une paroi.

Par contre, il ne faut pas transformer cette sculpture de soi en punition, en chemin de croix. Onfray prévient contre les voyages des sportifs en mal de performance, qui accumulent les expéditions sous des conditions extrêmes - axées selon lui sur la haine de soi. 

Ici, je ne suis pas d’accord, et, me basant sur des expériences personnelles, je dirais même que, à l’intérieur de certaines bornes (extrêmes pour certains, variables pour tous), il est même essentiel de se punir légèrement en voyage. J’emploie ici punition au même sens que sortir de la zone de confort. Car il est vrai que les deux ne sont pas nécessairement équivalents. Grimper pendant cinq mois est certainement, après un certain temps, une punition pour le corps et la motivation. Les muscles sont tendus, les doigts, les tendons, les épaules, le dos, les cuisses les chevilles font mal et l’esprit parvient plus difficilement à prendre du recul. Cependant, j’ai l’impression qu’au retour, mon sentiment d’accomplissement sera décuplé et que j’aurai un plaisir renouvelé à retourner grimper en salle.

Ceci dit, il a bien raison en mentionnant que «la plupart du temps, un voyage de performance cache mal les intentions masochistes d’une âme en peine - ou plutôt d’un inconscient en souffrance».

Car ce qui est important du voyage, c'est qu'il «donne un contenu tangible à la diététique des plaisirs et permet la confusion de l’éthique et de l’esthétique».

«On ne voyage pas pour se guérir de soi, mais pour s’aguerrir (6), se fortifier, se sentir et se savoir plus finement. À l’étranger, jamais on n’est un étranger pour soi, mais toujours le plus intime, le plus pressant, le plus accolé à son ombre. Face à soi, plus que jamais contraint à se regarder, sinon à se voir, on plonge plus profondément vers son centre de gravité tant l’autre nous manque pour nous distraire de notre présence forcée. La destination d’un voyage ne cesse de coïncider avec le noyau infracassable de l’être et de l’identité».’

«Les philosophes de l’Antiquité grecque savaient la fonction formatrice du déplacement. Tous ont sillonné le bassin méditerranéen, quitté l’Europe pour l’Afrique, voyagé ver le Proche-Orient, puis vers l’Extrême-Orient: la Libye, puis l’Égypte, la Mésopotamie puis la Chine, voire l’Inde. La Grèce, matrice de notre continent européen, puise dans cette eau de la Méditerranée sur laquelle ont été rapportés vers Athènes l’astronomie, les mathématiques, la philosophie, le commerce, la poésie, la géographie, la géométrie, l’architecture et le monothéisme».

Je me dis qu'il y a une certaine ironie à justement terminer ce voyage en Grèce - peut-être seulement si on apprécie la philosophie des grecs.

Rentrer vers, c’est aussi revenir de (7).

Parlant de Grèce, pour Onfray, «il n'y pas de voyage sans retrouvailles avec Ithaque qui donne un sens même au déplacement». C’est Ulysse chum. À un moment donné, tu reviens. Ce n'est pas un voyage s'il n'y a pas de retour - sauf peut-être pour la mort. Et faut se préparer à revenir, car c'est pénible.

«Le domicile signale le lieu où les risques sont les moindres et où se posent à terre les armes, les bagages, ce qui encombre en temps normal. Les lois de l’hospitalité le disent: sous un toit, on doit la protection. Après le voyage, le mouvement, l’effervescence, le retour à la maison autorise la récupération des forces et des énergies dépensées. Il entrave l’hystérie du mouvement qui sinon, induirait une giration sans fin - car sans arraisonnement du corps, il faut craindre l’égarement définitif de l’âme. Le lieu quitté puis retrouvé donne l’axe sur lequel oscille l’aiguille de la boussole. Le vide de sensations et le plein d’hypothèses du départ laissent place au plein de sensations et au vide des hypothèses: on a vu, senti, goûté, touché, on a expérimenté le contact d’un réel bruissant et brillant de tous ses feux - dans le retour triomphent le désordre, le chaos, l’ivresse, l’abondance. On expérimente la confusion et le mélange de sensations, puis l’incohérence des perceptions».

Anne et moi revenons ensemble, et éliront, fonderont, construiront, un domicile ensemble. À quoi bon voyager si ce n'est pour cueillir, recueillir, les éléments - chaleureux, évocateurs, paisibles - dont nous voudrons meubler notre maison?

Dans la fatigue du retour se préparent les synthèses à venir (8).

Ce serait les nuits qui permettent d’absorber le voyage. «Couleurs, parfums, sons, mots, images, paysages, odeurs, émotions, tout entre en collision dans l’espace mental des nuits profondes - car les clartés diurnes se nourrissent sans discontinuer des éblouissements nocturnes».

Les arômes du thé au jasmin lors des matinées embrumées dans la vallée du Gêtù, l'odeur des rues de Chiang Mai en Thailande, la circulation dense dans les sinueuses rues marchandes de Hong Kong et de Yangshuo. La couleur de la roche à Kalymnos, les journées pluvieuses et humides de Yangshuo, la grotte des réfugiés, je vais revoir tout ça, et bien plus encore, en rêve.

Dans le retour d’un voyage à deux, une période de comparaisons (9). 

Même s’il est difficile, voir impossible, de prendre une certaine distance par rapport à l’autre en voyage, il n’en reste pas moins que nous avons fait tous les deux un voyage bien différent. Nous n’avons pas les mêmes souvenirs vivaces. S’ensuivra une longue période de soupers, et de rencontres avec les amis et la famille qui auront droit à leurs doses de la phrase qui commencera par «Tu te souviens de telle place ma blonde?», ou encore «Tu te rappeles à?». Chose certaine, on aura beaucoup d’histoires à raconter!

Puis on changera, parfois comme le personnage d’un roman, comme Marcello Tricotin dans Même le mal se fait bien tiens. Plus audacieux, plus fou, ou peut-être plus aguerri peut-être?

Car voyager toujours au même endroit, ou ne pas revenir, c’est un peu comme consulter toujours le même livre et oublier l’étendue de la bibliothèque.

Pour Anne, c'est le retour, l'apprivoisement d'un nouveau chez elle, le retour en classe pour bientôt.

Mais pour moi, ce n'est pas tout à fait terminé. Oui car un voyage ne se termine pas sans un peu de canot sur les rivières du Québec! Alors j'atterris ce soir, échange la corde pour une pagaie et c'est reparti. La rivière Moisie, du 5 au 26 août. À bientôt!

Onfray, M. 2007. Théorie du Voyage. Le Livre de Poche.

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